L’impasse du modèle existant

*Extrait de thèse*

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Pourquoi en appeler à un développement durable?

Nos modes de vie depuis le début de l’ère thermo industrielle[1] ont changé la donne sur les équilibres des écosystèmes. Bourg et al. (2006) soulignent que la planète n’est plus en capacité, ni de fournir toutes les ressources nécessaires au fonctionnement des sociétés occidentales, ni de supporter la quantité et la diversité des pollutions que ce fonctionnement engendre. 60% des services rendus par les écosystèmes (régulation, fourniture de ressources primaires, etc.) sont dégradés ou surexploités. Il y a maintenant consensus pour dire que l’impact des sociétés occidentales en termes de prélèvement de ressources et de production de déchets est tel, qu’il faudrait trois planètes à l’humanité pour que tous ses occupants puissent vivre de cette façon. Dans son ouvrage référence consacré à l’Ecologie Générale, Barbault (2000) insiste sur ce point : « Cette amplification accélérée de la demande humaine en ressources naturelles se traduit par une pression accrue sur les systèmes naturels » (Barbault, 2000, p.236). La définition qu’il donne de la biosphère et donc de l’environnement naturel de l’homme est éclairante. Elle nous permet de comprendre à quel point la dépendance est étroite entre les activités humaines et cet environnement naturel :

« Pour s’en tenir à l’essentiel, du point de vue écologique, la biosphère est pour l’homme, à la fois cadre de vie, source de nourriture, réservoir d’agents pathogènes, banque de matières premières et d’énergie. » (Barbault, 2000, p.235).

Ce n’est plus une éventualité : la dégradation des milieux s’accompagne d’une dégradation des conditions de vie de l’homme sur terre. Ces mises en garde interpellent les entreprises car elles rappellent que l’environnement n’est pas simplement un stock de capitaux physiques, humains et organisationnels comme le propose par exemple la théorie des ressources (Barney, 1991). Il n’est pas seulement ce qui permet d’accroitre la compétitivité des entreprises, mais devient aussi ce qui pose les conditions de leur déploiement et donc de leur existence comme des activités humaines dans leur ensemble.

La prise de conscience que l’activité économique des sociétés est liée aux ressources naturelles de la planète n’est pourtant pas totalement nouvelle. Cloud (1977) le soulignait déjà en mettant en évidence le fonctionnement problématique des « nations riches et sur-industrialisées[2]» qui, parce qu’elles ne font que consommer de plus en plus de matières et d’énergies, qui sont en même temps de moins en moins disponibles, doivent mettre au point de nouvelles normes sociales, économiques et écologiques pour perdurer. Comme le souligne l’article de Stead et Stead (1994), le système économique doit donc se mouvoir à l’intérieur des limites physiques de la planète :

« Pour que le mythe de la santé économique reste viable au regard des défis écologiques qu’il rencontre, les entreprises vont devoir faire l’expérience d’un changement de paradigme qui les encourage à se voir comme appartenant à un réseau social et écologique plus large et interconnecté, gouverné par des processus biologiques et physiques[3]. » (Stead et Stead, 1994, p.15).

Il importe maintenant de se poser comme cadre ce que la nature peut offrir et supporter (Shrivastava, 2008). Alors que l’environnement ne se restreint plus à une variable socio-économique et que l’on sait que les organisations font partie intégrante de l’environnement (Astley, 1984), Shrivastava (1994) regrette que les sciences de gestion se soient trop peu emparées de ce constat:

« Les chercheurs en management stratégique évolue dans le paradigme de l’économie néo-classique. Leur premier centre d’attention concerne la compétitivité des entreprises au sein d’une économie de marché. L’environnement naturel est resté en dehors de leurs préoccupations. Ils considèrent que la dégradation de l’environnement est un à côte de la production, un sujet qui relève des politiques publiques[4].» (Shrivastava, 1994, p.710).

Il insiste d’ailleurs, « aux vues des sérieux dommages que les activités organisées infligent à la nature, il nous faut corriger cette lacune des théories organisationnelles[5]» (Shrivastava, 1994, p.722).

Le capital naturel, c’est-à-dire les ressources renouvelables comme les ressources non renouvelables ainsi que les services rendus par les écosystèmes naturels sont en effet des facteurs limitatifs au développement économique et dont il faut tenir compte (Hart, 1995 ; Korhonen, 2004 ; Cohen-Rosenthal, 2004). Le principe est trivial mais il faut le rappeler encore : les organisations industrielles et humaines ne peuvent évoluer hors sol, coupées des ressources naturelles qui les alimentent. A titre d’illustration, rappelons qu’en raison d’un problème d’approvisionnement en acier, l’entreprise Nissan s’est vue contrainte de mettre à l’arrêt ses chaînes de production pendant plusieurs jours. Les recherches et pratiques organisationnelles doivent sans délai intégrer ces impérieux paramètres à leurs travaux.

Or la littérature se focalise sur la recherche de performance ou d’optimisation économique, de compétitivité, de rentabilité en laissant l’environnement naturel relativement à la marge des préoccupations. Il n’imprègne véritablement les réflexions que dans des revues dédiées comme Business Strategy and the Environment par exemple et nous constatons que pour l’instant, il apparait surtout de façon ponctuelle dans la littérature en gestion (Hart, 1997 ; Lewis et Havey, 2001 ; Bansal, 2005 ; Murillo-Luna et al., 2008). S’il nous faut donc nuancer les propos de Shrivastava (1994) ci-dessus et remarquer que les entreprises n’ont pas été insensibles à ces préoccupations et y portent de plus en plus attention, pour la plupart cependant, ces considérations ne sont encore ni une priorité, ni un facteur effectivement limitant.

Le développement durable, un enjeu pour demain

La question d’un développement durable concerne pourtant bien les entreprises (Bansal, 2005) puisque elles sont à la fois parties prenantes du problème et de ses solutions (Howard et Bansal, 1997). Des voix s’élèvent notamment pour dire que les organisations et les entreprises en particulier ont un rôle à jouer dans les problématiques d’un développement durable (Shrivastava, 1995). Elles ont en effet des ressources financières, des savoirs technologiques et les capacités institutionnelles de mettre en œuvre des solutions écologiques, elles sont donc un niveau clé pour avancer sur ces sujets. Elles doivent intégrer à leurs différentes stratégies la notion de durabilité écologique, ce que même la presse économique souligne:

« La responsabilité des états et des citoyens fait aujourd’hui l’unanimité ; le rôle des entreprises est majeur et reconnu comme tel. Face à de tels défis, beaucoup d’entreprises ont mis en place un certain nombre d’actions voire des stratégies complètes ; les entreprises les plus importantes ont créé depuis plusieurs années une fonction formellement en charge du développement durable, elles rédigent et diffusent un rapport de développement durable, elles labellisent certains de leurs produits en fonction de caractéristiques environnementales ou sociales et travaillent à réduire leurs consommations d’énergie,… » (Les Echos, 2008, p.4).

Hart (1995) a d’ailleurs proposé d’enrichir la théorie des ressources de Barney (1991) en y intégrant l’environnement au sens biologique du terme. L’auteur considère que pour durer et conserver un avantage compétitif, les entreprises vont devoir intégrer les ressources naturelles aux ressources matérielles, humaines et organisationnelles avec lesquelles elles composent traditionnellement :

« Une vue limitée de ce qui constitue l’ « environnement » d’une entreprise rend la théorie des ressources inadéquate pour identifier les futures sources d’avantage compétitif. C’est pourquoi cet article propose une théorie des ressources naturelles de l’entreprise basée sur les relations de l’entreprise à son environnement naturel[6].» (Hart, 1995, p.1008).

Malgré tout, le développement durable est d’autant moins une priorité pour les entreprises que les dirigeants ont des difficultés à en tenir compte dans leur prise de décision. On s’aperçoit que, malgré l’influence certaine que peuvent jouer les actionnaires sur ces sujets (Murillo-Luna et al., 2008), les questions environnementales n’intègrent pas, peu ou mal les stratégies des entreprises (Hart, 1997).

Pour Lewis et Harvey (2001), l’environnement naturel d’une organisation ou d’une entreprise est effectivement tellement complexe à appréhender et incertain dans ses évolutions, qu’il rend presque impossible la mission du dirigeant de l’intégrer dans ses prises de décisions. Comment prendre en compte par exemple l’usage de ressources naturelles dans des décisions économiques ? Certaines d’entre elles appartenant à tout le monde n’appartiennent finalement à personne et n’ont pas pour l’instant, de valeur économique attribuée[7].

Alors que l’on sait maintenant qu’un management environnemental peut avoir des répercussions positives sur la performance de l’entreprise (Klassen et McLaughlin, 1996), comment prendre en compte par exemple dans la stratégie et les prises de décision, l’air extérieur que nous respirons tous ? D’autres travaux ont étudié comment la notion de développement durable pouvait imprégner les stratégies des décideurs. Banerjee (2001) a montré que le développement durable intégrait plus facilement les stratégies des dirigeants d’entreprise par le biais de démarches normalisées type ISO 14 000. Les gains en visibilité et l’apprentissage organisationnel (Bernd et Marlen, 2007) sont plus évidents dans ces processus encadrés même si les progrès restent limités[8].

On s’aperçoit alors que dans la littérature existante, une question centrale liée au développement durable reste de savoir comment les organisations peuvent s’emparer de ces sujets. Comment les acteurs d’une organisation passent de la formulation d’un problème à l’action (Bansal, 2003) ; quels sont les déterminants organisationnels qui permettent aux entreprises de s’emparer de la question du développement durable (Bansal, 2005), etc. Ces réflexions permettent de distinguer différentes stratégies de développement durable des entreprises que Durif et al. (2009) relaient dans leur papier et que nous rapportons au Tableau 2:

Stratégies

Définition de la stratégie

Les stratèges

Soumises à une pression forte, ces entreprises font du développement durable une opportunité intégrée dans la stratégie globale de l’entreprise.

Les engagés

Face à une pression externe modérée, l’adéquation du développement durable avec leurs valeurs, leur permet de construire une politique globale de responsabilité sociétale, inscrite dans leur stratégie.

Les concernés

En réaction aux pressions de l’environnement, le développement durable est vu d’abord à travers les opportunités de marché qu’il offre, autour de grandes priorités.

Les proactives

L’anticipation des attentes des clients oriente une partie de l’activité autour d’un positionnement développement durable.

Les cibles idéales

Une pression très forte les conduit à réagir par des programmes d’actions cherchant à éviter les risques de mise en cause.

Les entrants

Face à une pression encore limitée, ces entreprises ont mis en œuvre des démarches d’adaptation aux nouvelles normes implicites de responsabilité sociale et environnementale.

Tableau 2 – Stratégie de développement durable des entreprises, d’après Durif et al. (2009)

Le développement durable est donc un sujet qui interroge souvent la performance interne des organisations (Post et Altman, 1994). Un certain nombre de travaux s’intéressent effectivement à la manière dont ces stratégies peuvent être délinées au sein d’entreprises spécifiques. On notera par exemple « le cas de Mountain Equipment Co-op » (Durif et al., 2009), de « la compagnie STmicroelectronics » et « du groupe Lafarge » (Wolff, 2007) ou encore « Le cas Lafarge » (Grandval et Soparnot, 2004). Mais n’y a-t-il pas une autre façon d’appréhender les questions liées au développement durable ? Ne serait-il pas possible, voire préférable, de penser l’ensemble des acteurs économiques d’un territoire plutôt que de se focaliser sur les entreprises une par une ?  (Boons et Howard-Grenville, 2009)


[1] Entre le début du 18° siècle pour l’Angleterre, le début du 19° siècle pour la France et du 20° siècle pour les Etats-Unis et le Canada.

[2] « Rich and over-industrialized nations »

[3] « If the myth of economic wealth is to remain viable in the face of the ecological challenges it faces, business organizations will have to experience paradigm shifts which encourage them to view themselves as part of a larger, interconnected, social and ecological network governed by biological and physical processes. »

[4] « Strategic Management researchers work within the neoclassical paradigm. Their primary concern is with firm competitiveness in free market economies. The natural environmental has remained outside their domain of concerns. They regard environmental degradation as an externality of production, a subject for the field of public policy. »

[5] « Considering the serious damage the organizational activities inflict on nature, we need to rectify this lacuna in OS. »

[6] « A limited view of what constitutes a firm’s “environment” renders the resource-based view inadequate as a basis for identifying important future sources of competitive advantage. Accordingly, this article proposed a natural-resource-based view of the firm, based upon the firm’s relationship to the natural environment.»

[7] Nous disons « pour l’instant » car l’on assiste à des évolutions dans ce domaine. Prenons l’exemple des émissions de carbone en Europe. Jusqu’à tout récemment, le carbone n’avait pas de valeur marchande en tant que telle. La pression environnementale et les accords internationaux, pris dans le sens d’un souci croissant des impacts des activités humaines sur l’environnement (notamment le Protocole de Kyoto), ont donné naissance aux bourses du carbone. Ce marché du carbone est un mécanisme qui permet d’échanger des droits d’émissions de Gaz à Effet de Serre (GES) et en Europe, chaque pays en fixe des quotas d’émission pour ses entreprises. Lorsque certaines entreprises sont en dessous des quotas autorisés, elles peuvent revendre leurs droits à polluer sur le marché du carbone. A titre indicatif, notons que le prix moyen de la tonne de carbone tourne autour de 20 euros avec des chutes à moins de 10 euros et des pics à presque 40 euros selon les contextes économiques. Le marché du carbone qui s’est développé ces cinq dernières années, illustre l’idée que ce qui n’a pas de valeur économique, de prix ou de coût aujourd’hui, pourrait en avoir demain.

[8] Les normalisations environnementales ne sont pas très contraignantes. Elles sont les premiers pas d’une démarche à construire et alimenter. Elles permettent de poser les intentions de progrès des entreprises et de donner les grandes lignes des améliorations à apporter, mais ne sont pas de fortes remises en question des modes de produire et consommer des entreprises qui s’y engagent.

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